Bruxelles, 15 heures, un homme d’État nous accueille dans son bureau : Jean-Claude Juncker. Le 18 ans Premier ministre du Luxembourg et prédécesseur d’Ursula Von Der Leyen au poste de Président de la Commission européenne en impose. Bavard, goguenard et destabilisant, il est un fragment de notre histoire. Jean-Claude Juncker est un homme qui a côtoyé les plus puissants : Erdogan, Trump, Poutine, Macron, Xi Jinping, Merkel. Il a vu le monde se transformer.
Pour autant, un mot me vient à l’esprit pour décrire sa présidence : la candeur. Du Brexit, à la crise des réfugiés, la Russie poutinienne, le dossier turc, la Hongrie puis son combat contre les populismes, le natif de Rédange donne l’impression de s’être fait détrousser.
Il évoque « Erdogan I et Erdogan II », « Poutine I et Poutine II » puis « Orban I et Orban II », parlant de leur « changement d’attitude ». Si certainement ces politiciens sont devenus plus radicaux, il ne pouvait ignorer qu’Erdogan venait d’un des bastions de l’islamisme à Istanbul, que Poutine avait déjà rasé Grozny, envahi la Géorgie et la Crimée et que l’Europe de l’Est était bien plus conservatrice du fait des rapports de ces pays à l’Église.
Me corrigeant pendant l’entretien m’expliquant qu’il était favorable à la candidature de la Turquie pour rentrer dans l’UE et non à son entrée, il jouait sur les mots sachant que le but d’une candidature est d’aboutir par après à une adhésion.
Cette prise de position fut sans doute une erreur car, bien que comme la Russie avec Pierre le Grand la Turquie s’est tournée un instant de son histoire vers l’Occident sous Atatürk, Ernest Renan nous rappelle que l’Europe est toute terre romanisée et christianisée. Autrement dit, une Turquie ottomane pendant près de 7 siècles où le califat islamique est passé est difficilement intégrable dans un ensemble héritier des Lumières, du christianisme et d’une Histoire qui n’est pas la même. Jean-Claude Juncker a sans doute oublié que la Turquie partage des frontières avec l’Irak, l’Iran, la Syrie et l’Azerbaïdjan. Un petit coup d’œil sur les récentes déclarations d’Erdogan suffit pour prouver le décalage historique béant. Comparer Netanyahou à Hitler dans une Europe marquée par l’histoire de la Shoah est une ligne rouge.
La Turquie ne fait pas partie de l’Europe. La Turquie est un pont entre l’Asie et l’Europe. Nuance.
Jean-Claude Juncker est aussi l’homme qui n’a pas vu venir les conséquences des flux migratoires de 2015 suite à la guerre en Syrie. Il précisait d’ailleurs lors de notre entretien qu’elles étaient selon lui « surestimées ». Se voulant presque prêtre, il incitait les européens à « aimer ceux qui les entourent ».
Néanmoins, il a sans doute fait un cadeau aux forces dites populistes qu’il exhorte de combattre. L’AFD, parti allemand « détestable » a commencé à décoller dans les enquêtes d’opinion depuis la crise des réfugiés. Dans une Europe qui se sent déclassée, où la précarité se manifeste d’avantage, où les citoyens se souviennent des épisodes de terrorisme, cette décision servit à tirer sur l’ambulance.
En ce qui concerne Vladimir Poutine ce fut la même chose. Depuis 2008 au sommet de l’OTAN de Bucarest, Poutine fut de plus en plus offensif avec les invasions de Géorgie et de Crimée mais Jean-Claude Juncker était convaincu jusqu’à la veille du 24 février 2022 que la Russie n’allait pas attaquer l’Ukraine. 5 ans où le monde se déséquilibrait, 5 ans sans une seule mesure crédible favorisant le développement des armées européennes, certaines étant dans des états pitoyables.
D’une certaine manière, les courants historiques furent plus forts que le luxembourgeois Juncker. Le populisme triompha. L’Europe continua d’être un nain politique.
Une chose est sûre : Jean-Claude Juncker est l’héritier de l’Europe de l’après-guerre. Une Europe dominée par les chrétiens-démocrates et la social-démocratie, la droite et la gauche. Politicien marqué par la guerre, il était attaché par ses racines à la paix et à la construction européenne qui réconcilia les peuples de l’Ouest de l’Europe. Un vestige ?