Dans quelques heures, le monde entier connaîtra le nom du nouveau président des États-Unis, première puissance mondiale et principal allié de l’Europe. Au-delà d’un résultat qui ne laissera personne indifférent, cette élection souligne des défis cruciaux auxquels l’Europe ne peut plus se soustraire. Quel que soit le vainqueur, les choses évolueront sans doute à la marge pour l’Europe. Nous examinerons trois enjeux majeurs : démocratique, diplomatico-militaire et économique.
La démocratie hystérique
Face à l’incapacité de développer un argumentaire, on fait un casting de télé-réalité.
La démocratie, dans son idéal, repose sur la participation éclairée d’un peuple adulte, capable de trancher les grandes questions qui façonnent l’avenir de la nation. Pourtant, le spectacle offert aujourd’hui par les héritiers de la première démocratie moderne, semble de plus en plus éloigné de cet esprit. Les campagnes électorales se transforment en spectacles médiatiques où insultes, désinformation et tactiques superficielles supplantent le débat d’idées. Ce modèle en crise devrait nous alerter en Europe, car ce qui naît aux États-Unis finit souvent par traverser l’Atlantique.
D’un côté, Donald Trump, un candidat dont ses partisans ont envahi le Capitole, temple de la démocratie américaine, le 6 janvier 2021. Il n’a toujours pas reconnu les résultats d’une élection validée par les institutions démocratiques dont il était le garant. De l’autre, et bien que pas de la même gravité, un Président en exercice qui n’hésite pas à traiter ses opposants d’« ordures ». Kamala Harris qui traite Donald Trump de fasciste. Long Live America!
Donald Trump déclarait encore récemment que l’élection de Kamala Harris entraînerait une crise économique semblable à celle de 1929 – une prédiction sans fondement alors que l’économie américaine se porte relativement bien avec une croissance qui est depuis des années supérieure à la moyenne des pays du G7. Pendant que la vérité prend l’escalier, la démagogie prend l’ascenseur.
Quant à Kamala Harris, ses efforts pour séduire l’électorat passent moins par des arguments de fond que par des rassemblements de célébrités comme Jennifer Lopez, Cardi B ou Beyoncé. Cette stratégie de communication, axée sur l’influence des stars, est le niveau zéro du débat politique. Face à l’incapacité de développer un argumentaire, on fait un casting de télé-réalité. Ce qui est encore plus inquiétant c’est que ces pratiques sont reprises aujourd’hui par les politiciens européens y voyant du « moderne ».
De plus, ces dérives démocratiques aux États-Unis ont trouvent déjà un écho en Europe, où certaines figures politiques se font les porte-voix de ce modèle. Viktor Orbán, Premier ministre hongrois et admirateur revendiqué de Donald Trump, en est l’incarnation la plus marquante. En 2018, la tournée européenne de Steve Bannon pour rallier les partisans de Trump en Europe a illustré la volonté de diffuser ce modèle « illibéral » de démocratie sur le continent, où Orbán se pose en leader. Entouré d’alliés comme Giorgia Meloni et Marine Le Pen, il promeut une vision de la démocratie qui rejette les contre-pouvoirs et minimise les libertés, au nom de l’identité nationale et du rejet de l’élite. Ceci va obliger les démocraties européennes à réaffirmer avec force les principes de l’État de droit et les idéaux de la démocratie libérale, pour éviter que ces pratiques ne s’enracinent en Europe.
La nécessité d’une autonomie stratégique
L’indépendance militaire est essentielle pour défendre efficacement les intérêts européens et garantir une souveraineté réelle face à des alliés dont les priorités ont clairement évolué.
Depuis plus d’une décennie, l’axe stratégique des États-Unis s’est recentré sur l’Asie, marquant une prise de distance progressive avec l’Europe. Cette “réorientation asiatique”, amorcée sous l’administration Obama, vise à contenir la montée en puissance de la Chine et à repositionner les priorités américaines dans le Pacifique. Pour l’Europe, cela signifie qu’elle ne peut plus compter sur les États-Unis comme avant pour assurer sa défense, et qu’il lui faut préparer activement sa propre autonomie stratégique.
L’OTAN, pilier essentiel de la défense européenne pendant la guerre froide, sert aujourd’hui principalement à maintenir l’Europe dans l’orbite militaire des États-Unis, offrant un marché pour les équipements et technologies de défense américains, tout en limitant la capacité européenne à développer une industrie de défense indépendante. Cette dépendance structurelle entrave l’Europe dans sa quête d’autonomie stratégique, la rendant vulnérable aux fluctuations des priorités américaines.
Que ce soit sous Donald Trump ou Joe Biden, le message est resté le même : l’Europe doit assumer davantage de responsabilités dans sa propre sécurité. Si Trump n’a pas hésité à remettre brutalement en question l’OTAN, en affirmant que l’Europe profitait de la protection américaine sans contribuer assez, Biden exprime cette même position de manière plus diplomatique. Kamala Harris incarne également cette continuité : pour elle aussi, l’Europe doit renforcer ses capacités autonomes de défense, même si elle le dit de manière plus mesurée sur l’OTAN et le multilatéralisme.
Dans un monde de plus en plus compétitif, où des puissances défendent sans concessions leurs intérêts, l’Europe doit pouvoir se protéger et dissuader les menaces de manière autonome.
La guerre en Ukraine illustre la nécessité pour l’Europe de prendre le relais. Bien que les États-Unis aient offert une aide militaire importante, les intérêts américains et européens dans ce conflit diffèrent. Pour les Américains, affaiblir la Russie s’inscrit dans une rivalité historique ; pour l’Europe, la Russie reste un voisin qui ne va changer d’adresse avec lequel il faudra négocier la stabilité à long terme. Confier la gestion de ce conflit aux seuls Américains entraînera l’Europe dans des logiques qui ne servent pas ses intérêts.
Dans un monde de plus en plus compétitif, où des puissances défendent sans concessions leurs intérêts, l’Europe doit pouvoir se protéger et dissuader les menaces de manière autonome. L’indépendance militaire est essentielle pour défendre efficacement les intérêts européens et garantir une souveraineté réelle face à des alliés dont les priorités ont clairement évolué.
Par ailleurs, l’Europe, à la différence des États-Unis, ne peut ignorer sa proximité géographique avec des régions comme l’Afrique et le Moyen-Orient où résident nos partenaires de demain. Cette position impose à l’Europe de se préparer à affronter des défis majeurs, qu’il s’agisse de la sécurité, du réchauffement climatique ou des crises migratoires qui s’intensifient. Une Europe qui s’affirme militairement et diplomatiquement lui permettrait de jouer un rôle plus indépendant sur la scène internationale, en s’émancipant de cette relation de dépendance où les décisions clés des pays occidentaux sont encore souvent dictées par les États-Unis. Cela est particulièrement manifeste à Gaza et au Liban, où une nouvelle guerre « contre le terrorisme » menée sans objectif politique clair ne fera qu’aggraver les pertes humaines, le chaos et donc la radicalisation, tout en érodant la crédibilité des pays occidentaux, y compris les Européens. Tout comme en Libye et en Irak. Aujourd’hui, le soutien inconditionnel de Washington à Israël dans le conflit israélo-palestinien va dans le même sens, une approche que l’Europe pourrait équilibrer par une voie diplomatique plus nuancée, mieux à même de dialoguer avec le Sud Global.
Le double standard perçu dans la politique extérieure de l’Europe nourrit une contestation croissante, incarnée notamment par les BRICS, qui se posent en opposition à l’ordre mondial établi depuis 1945. Ce système reposant sur la démocratie libérale, le respect de la dignité humaine et le droit international, perd en légitimité lorsque les principes sont appliqués de manière inégale. Il est dans notre intérêt de le préserver. Ces principes universels résonnent encore dans de nombreux endroits du globe. Pour maintenir leur force, il nous revient de les appliquer de manière cohérente, sinon il périra.
Face à la concurrence économique
Le rapport Draghi rappelle que seule une Europe économiquement forte pourra peser sur la scène internationale et défendre ses propres intérêts
Depuis la crise financière de 2008, l’écart économique entre les États-Unis et l’Europe n’a cessé de se creuser. Alors que le PIB par habitant des Américains a bondi de 60 % en dollars courants, celui des Européens stagne. Cette divergence souligne des fragilités structurelles européennes : une productivité en berne et une compétitivité affaiblie face à un protectionnisme américain de plus en plus agressif.
Sur le plan politique, la course présidentielle américaine entre les candidats renforce les craintes d’un protectionnisme accru. Que ce soit sous une administration Trump ou Harris, les États-Unis risquent de renforcer encore davantage leurs mesures protectionnistes pour soutenir leurs industries nationales. Trump, par sa politique “America First”, prône une fermeture économique qui impose des tarifs douaniers élevés et incite les entreprises à relocaliser leurs chaînes de production aux États-Unis. Il est peu probable qu’il infléchisse cette position s’il revenait au pouvoir. Kamala Harris, bien que plus modérée dans son approche, soutient également un renforcement du soutien aux industries américaines, notamment pour contrer la concurrence chinoise, et s’inscrit dans une logique de protection du marché intérieur via des législations comme l’Inflation Reduction Act (IRA).
Ce cadre protectionniste met l’Europe sous pression. L’IRA en particulier, avec ses subventions massives et ses incitations fiscales pour les entreprises qui produisent aux États-Unis, a déjà provoqué des inquiétudes en Europe. La législation vise des secteurs comme l’énergie propre et les véhicules électriques, où l’Europe dispose d’entreprises leaders, et crée ainsi un environnement de « dumping » qui attire les investissements américains au détriment des Européens.
Par ailleurs, l’extraterritorialité des lois américaines nous cible en imposant des contraintes juridiques et économiques qui restreignent la souveraineté des États européens et fragilisent leurs entreprises. Les entreprises européennes, notamment Total, Renault, PSA et Airbus, ont dû renoncer à des investissements majeurs en Iran dans les secteurs de l’énergie, de l’automobile et de l’aéronautique en raison des sanctions américaines. Si les États-Unis sont sans doute des importants partenaires en matière commerciale, il ne faudrait pas oublier qu’ils sont également nos concurrents.
Dans ce contexte, l’Europe doit se préparer à rivaliser en déployant sa propre stratégie industrielle et en consolidant son autonomie stratégique pour éviter de se faire marginaliser. Le rapport Draghi rappelle que seule une Europe économiquement forte pourra peser sur la scène internationale et défendre ses propres intérêts dans un monde de plus en plus marqué par la rivalité la compétition pour le leadership technologique et industriel.